Les spécificités des projets de transformation dans les établissements de santé

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Le monde hospitalier est confronté à de profondes transformations depuis plusieurs décennies. Si c’est le lot de bien d’autres secteurs d’activité, c’est une réalité particulièrement prégnante et durable pour lui. D’une façon générale, toute organisation humaine est confrontée à un double enjeu, d’une part conduire ses activités au service de ses clients, de ses usagers, ou, ici, de ses patients, dans le faisceau de contraintes qu’elle subit, d’autre part, préparer le futur en s’adaptant aux exigences du contexte (contrainte financière, exigence d’amélioration continue de la performance, mise en place des groupements hospitaliers de territoire (GHT), développement à venir du financement au parcours), à travers des projets de transformation. Par transformation, nous entendons ici des réorganisations, des évolutions de gouvernance, des fusions entre établissements de santé, qui introduisent des modifications dans leur vie. Pour tous les acteurs concernés de la chaîne des soins, les projets de changement sont tout à la fois une source d’incertitude et de préoccupation, mais aussi de motivation potentielle dans l’espoir d’amélioration des conditions d’exercice professionnel, avec d’inévitables surcharges car, pour être soignés, les patients ne sauraient attendre que les projets de transformation soient menés à bien. Ces derniers se déroulent en supplément des activités quotidiennes.


L’hôpital se transforme

Nous allons ici nous efforcer de souligner les spécificités et les points saillants des projets de transformation dans le monde hospitalier, tels qu’ils résultent de notre expérience du secteur, au regard de notre expérience d’autres domaines et des problématiques générales des projets de transformation.

Premier constat

Le monde hospitalier traîne l’image injuste d’un corps conservateur qui serait opposé au changement. Rien n’est plus faux car c’est un secteur qui s’est extraordinairement transformé depuis vingt ans, qu’il s’agisse de pratique médicale, de technologie, d’organisation, de gouvernance, etc.

Pour s’en convaincre, il suffit d’égrener les réformes et les (r)évolutions passées : la mise en place des pôles ; la tarification à l’activité (T2A) et l’acceptation de gérer les volumes d’activité ou de raisonner en parts de marché ; les fusions et partenariats interétablissements, y compris avec des cliniques ; les réformes de la gouvernance ; l’ambulatoire, les thérapies orales ; et demain l’hôpital sans patient, acteur d’un réseau de soins multiforme et hors les murs avec un parcours patient entre le médecin de ville, la maison de santé, l’hôpital, le domicile ou la maison de convalescence ; etc.

Nous sommes loin du conservatisme et du refus de la nouveauté. Pourtant, il faut reconnaître que le secteur semble toujours courir après le prochain changement, plus qu’il ne le devance, comme si, trop essoufflé par la dernière transformation, il avait toujours « un train de retard ».

Deuxième constat

Pour décider de « bouger » dans le secteur hospitalier, ce ne sont pas en général les arguments positifs en faveur du changement qui vont emporter la conviction et, par-là, l’adhésion des acteurs, mais plutôt les menaces et les risques encourus si l’on choisissait de ne pas agir. En d’autres termes, la question de l’intérêt à agir s’appréhende, le plus souvent, par son aspect négatif plus que par son versant positif, par le risque encouru plus que par l’opportunité de faire.

Ainsi, il a fallu le choc qu’a représenté le basculement du financement des hôpitaux d’une dotation globale à la T2A pour que des transformations profondes s’enclenchent. Le risque économique qui pèse dorénavant sur chaque établissement, notamment sur ses capacités d’investissements, a également incité l’ensemble des acteurs à engager des évolutions stratégiques et organisationnelles. Ne pas évoluer, dans un monde de financement par l’activité, c’est se condamner à moyen ou long terme ; c’est là un puissant levier incitatif. Pour autant, force est de constater que dès que cette menace s’estompe, l’intérêt à agir s’affaiblit.

Prenons pour exemple deux établissements présents sur un territoire peu dense, distants d’environ 45 minutes l’un de l’autre, souffrant tous deux d’une faible attractivité médicale et d’un tropisme des patients à les délaisser au profit d’établissements eux-mêmes publics, mais pourtant plus éloignés géographiquement. Dans le monde du financement à l’activité, du programme triennal de qualité et d’efficience, des activités à seuil, nous pourrions penser que ces deux établissements, rassemblés dans un même GHT, chercheraient de toute force à s’allier pour s’épauler. Las, pour des raisons de service de proximité à la population, dans une zone de montagne, ces structures dont l’une fait partie des établissements « activités isolées », considèrent qu’ils n’ont finalement que peu à craindre et laissent passer l’occasion de se transformer lors de leur premier projet médical partagé de GHT.

Troisième constat

Le management de proximité est la clé de voûte en matière de transformation. Ce qui pourrait être une évidence peine pourtant à se traduire dans les faits ; c’est donc là qu’il faut concentrer les efforts, d’une part pour expliciter et partager les raisons du changement, d’autre part pour en co-construire les modalités.  Par management de proximité, nous entendons ici l’encadrement proche dans la chaîne des soins : cadres de santé, de pôles, etc. C’est d’autant plus important que, d’une part, ce niveau du management est moins sensible aux enjeux économiques qui sous-tendent une part importante des transformations et, d’autre part, c’est bien à son niveau que les effets concrets du changement font se faire le plus sentir. Elément de complexité supplémentaire, le management dans les unités ne saurait se limiter aux cadres de santé. Il faut absolument y ajouter les chefs de service, c’est-à-dire mêler la chaîne médicale et celle des soins. En matière de transformation dans le monde hospitalier, le binôme cadre de santé-chef de service est central.

Et, en effet, si la transformation de la gouvernance des établissements hospitaliers, la mise en place des pôles, les différentes lois de santé posent la question de la définition du rôle des cadres de santé dans leur fonction de manager de proximité, cette question est indissociable de celle de l’articulation avec l’encadrement médical et, plus précisément, de la coopération au sein du binôme chef de service ou responsable de structure interne / cadre de santé. Ces enjeux de clarification et d’efficacité managériales sont d’autant plus déterminants que l’exigence de performance dans toutes ses dimensions (qualité de soins, économique, ressources humaines (RH), etc.) continue de croître. Par exemple, parmi d’autres, un établissement hospitalo-universitaire de grande taille a pris cette question de la qualité de la coopération entre le chef de service et le cadre de santé à bras le corps. Classiquement l’établissement, en l’occurrence, ici, la DRH et la direction des soins, sous l’impulsion de la direction générale, ont d’abord établi un diagnostic de la situation pour constater l’importance des écarts de perception et la méconnaissance réciproque qui s’était installée entre les deux managements. Résultat, une perte d’efficacité considérable, un cortège de frustrations, une dégradation fréquente du climat de travail rejaillissant sur tous les acteurs. A contrario le travail de terrain et de conviction mené, après le diagnostic, auprès des binômes cadre-responsable de structure interne, a conduit, quand les protagonistes et notamment les médecins en ont exprimé la volonté et l’ont traduite dans les faits, à des résultats incontestables. Nous avons en mémoire un projet de sortie des patients le matin à l’échelle d’un service ; projet mené à bien grâce à la qualité de la coopération cadre-médecin au sujet de laquelle nous pouvons parler, sans abus de langage, d’un véritable facteur clé de succès.

Quatrième constat

Le monde hospitalier travaille à flux tendus, avec des équipes soignantes organisées sans temps morts. Les agents hospitaliers manquent de marge de manœuvre, ou, pour prendre le terme anglais repris largement dans la littérature managériale, de « slack ».  Les journées de travail sont saturées.

Les périodes de transmission ont, par exemple, été progressivement écourtées, passant de 20-30 min à 10-15 min le matin ou le soir, de 30-45 min le midi à 20-30 min actuellement. Ce raccourcissement a deux conséquences. D’une part, il réduit le « slack » qui permettait aux équipes à la fois d’approfondir la situation de certains patients et, surtout, de socialiser. D’autre part, il contraint à se focaliser sur les transmissions de certains patients plus complexes, en misant sur le fait que pour les patients plus « simples » les notes dans le dossier infirmier suffiront. Pourtant, c’est dans les interfaces de l’organisation, entre services ou, ici, entre équipes successives, que se nichent le gros des sources d’erreur et de dysfonctionnement.


Du temps pour penser

L’hôpital est un métier de services qui, pour des raisons qu’il est possible de comprendre, est parti en quête de gains de productivité, et, ce faisant, a fait la chasse aux temps morts. Or, pour la qualité des opérations conduites au quotidien, il faut un peu de « slack », un peu de latitude laissée aux acteurs. Ce n’est pas seulement du temps pour souffler, mais pour permettre que le travail soit bien fait (la revendication la plus forte des agents de la chaîne de soins) afin d’éviter que la technicité prenne le pas sur la relation humaine. Sauf à accepter une forme de désincarnation du patient, l’activité de soins ne peut se résumer à une succession ininterrompue de temps techniques et/ou administratifs.

Par exemple, dans la mise en œuvre de projets de retour à l’équilibre, deux leviers sont régulièrement actionnés. D’une part, la réduction des capacités permet d’atteindre des objectifs d’utilisation des capacités. Cette chasse aux capacités dormantes a conduit à fermer des lits pour atteindre des taux élevés d’occupation. D’autre part, sont progressivement apparus des référentiels relatifs au nombre d’agents nécessaires pour des unités optimales de 28-30 lits environ. La conjugaison de ces deux leviers, des lits remplis à 85 ou 90% et des gains de productivité, peuvent conduire assez logiquement à des niveaux d’activité qui saturent le temps des agents.

Or le besoin de « slack » n’est pas seulement destiné à permettre le travail bien fait et l’humanité dans la relation au patient, il s’agit aussi de temps pour penser les transformations à venir (et pas seulement celle en cours), et participer à les co-construire et à les déployer plutôt que de les subir. Plus généralement, un peu de « slack » est essentiel pour le bon déroulement des projets de changement (avant, pendant et après). Or, le monde hospitalier utilise tout ce qu’il gagne en productivité, par ses projets de réorganisation, essentiellement pour améliorer le difficile bouclage de ses fins de mois et ne conserve pas de « slack », ou bien trop peu, pour huiler ses projets de transformation en cours et à venir. On ne se présente pas systématiquement essoufflé au départ de chaque course. C’est pourtant un peu le sentiment que nous avons de ce que fait l’hôpital en matière de changement.


Des pistes de réflexion

Face à ces constats qui décrivent des spécificités de la problématique du changement dans le monde hospitalier, plusieurs pistes de réflexion méritent d’être explorées pour le futur.

Tout d’abord, un devoir de penser les futurs possibles : la prospective pour alimenter la stratégie. Il faut convenir que l’hôpital n’est pas condamné à toujours courir après la transformation d’après. Plutôt que de concentrer la totalité de l’attention transformatrice disponible sur le prochain changement que nous aurions déjà dû faire, nous pourrions aussi consacrer un peu de temps, même s’il manque cruellement, à la réflexion anticipatrice et prospective pour dessiner l’hôpital du futur et se donner les moyens et le temps de s’y préparer en bon ordre. Il est vrai qu’entre les soins de l’activité quotidienne et la prochaine transformation qui nous occupe, il ne reste guère de temps pour s’atteler à pareille réflexion. Mais là, comme pour d’autres questions, c’est affaire de priorités et donc de volonté managériale et collective dans la définition de ce qui doit être fait et de ce qui attendra. Il n’est pas envisageable de faire attendre indéfiniment les futurs possibles.

Ensuite, il faut prendre conscience que la course sans fin à l’amélioration de la performance par des gains de productivité finit par ne ramener que des gains marginaux. Notre sentiment est que si l’énorme travail accompli depuis quelques années a permis des progrès spectaculaires, cette logique est en passe d’atteindre ses limites. A organisation hospitalière constante sur les territoires, ce sera difficile d’aller beaucoup plus loin[1]. Notre analyse suggère que l’étape d’après pour la performance nécessite de changer d’échelle et de penser les dispositifs de soins au niveau territorial. L’idée n’est pas nouvelle, mais le gros de ce potentiel de progrès reste à exploiter.

Deux établissements d’un même GHT sont par exemple confrontés, pour leurs activités de chirurgie, à une double difficulté : des pertes significatives d’activité au profit d’établissements concurrents, des équipes chirurgicales fragiles, reposant sur un trop petit nombre de praticiens, et, en conséquence, des difficultés à assurer la permanence des soins. Les communautés médicales de ces deux établissements ont donc choisi de transformer l’organisation de l’offre. Première évolution, la transformation progressive de l’un des deux établissements en centre de chirurgie ambulatoire, amène une image de modernité, permet d’accroître l’offre de soins puisque des praticiens du second établissement se déplacent et étendent ainsi l’offre. Deuxième évolution, la constitution d’équipes territoriales permet de rationaliser la permanence des soins mais, surtout, d’accroître le nombre de praticiens y contribuant, allégeant ainsi la contrainte sur chacun d’eux. Enfin, dernière évolution, le regroupement de certaines prises en charge plus lourdes sur le second établissement accroît la visibilité de celui-ci, sans desservir les chirurgiens qui disposent ainsi désormais pour leurs patients d’un plateau technique renforcé. Si la T2A a consisté à utiliser l’outil du prix pour induire des transformations en profondeur dans l’organisation du travail à l’hôpital, cette course à la productivité « à granularité fine » doit être maintenant complétée par un travail plus méta, sur les configurations territoriales, très probablement autour des GHT.


Conclusion

L’établissement de santé est un lieu éminemment complexe. S’y télescopent des enjeux en première analyse contradictoires : enjeux de qualité de soins et financier pour s’en tenir à l’essentiel. S’y confronte également un mélange d’acteurs, chacun avec leurs prérogatives mais aussi leurs logiques, leurs intérêts et parfois leur pré carré : personnels médical et soignant, administration en particulier. C’est ce monde déjà traversé par ces lignes de fracture qui est aujourd’hui aux prises avec un effort d’adaptation répété, à telle enseigne que les acteurs peuvent avoir le sentiment d’un changement permanent dont ils peinent à supporter la cadence et, au-delà, à partager le sens.

C’est en réponse à ce constat que nous avons cherché à esquisser les pistes suivantes : premièrement, privilégier l’anticipation pour devancer le changement imposé – et cette invitation prend un relief particulier quand il s’agit de préparer l’hôpital hors les murs à l’échelle d’un territoire dans une logique de parcours de soins, en mobilisant les ressources de la technologie numérique – ; deuxièmement, accepter et favoriser l’existence de marges de manœuvre au sein des organisations, le fameux « slack » qui  trouve sa traduction dans l’expression imagée « se laisser du mou » ; troisièmement,  confronter les projets de changement, notamment organisationnels, au plus près de la réalité du travail, en mobilisant le management de proximité et, par son intermédiaire, les acteurs de terrain.

 

Article rédigé par Thomas Durand[2], François Farhi[3] et Luc Lemière[4] pour la revue Soins Cadres – La revue des directeurs des soins et des cadres de santé. Paru en février 2018

 

Pour en savoir plus

  • Brémond M, Mick SS, Robert D et al. Crises et tensions au sein de l’hôpital public : changer la donne ou donner le change ? Les Tribunes de la santé, 2013;38(1);77-94
  • Les cadres hospitaliers au cœur des mutations et du pilotage. Actes des journées d’études de l’ADRHESS. 2013
  • Dupuy F. Sociologue du changement. Pourquoi et comment changer les organisations. Paris. Editions Dunod. 2004
  • Durand T. Management d’entreprise 360°, Paris. Editions Dunod, 2016
  • Durand V. Minvielle É. (dir.). A la découverte des innovations managériales hospitalières. Paris. Presses de l’EHESP, 2016
  • Heinry H. (dir.) La fabrique du changement au quotidien. Paroles de directeurs. Paris. Presses de l’EHESP, 2016
  • Holcman R. Management hospitalier. Manuel de gouvernance et de droit hospitalier. 2ème édition. Paris. Editions Dunod, 2015

Ronteau S. Durand T. Comment certaines organisations innovent dans la durée, Revue Française de gestion, 2009;195 ;111-38

 

[1] La ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn, veut ainsi agir sur la tarification des hôpitaux en diversifiant les modes de tarification de l’hôpital public afin de “tarifer au parcours”, et permettre “d’arrêter d’avoir un simple objectif de rentabilité des hôpitaux” (Source : APMnews 26 septembre 2017).

[2] Fondateur de CMI et professeur du Conservatoire National des Arts et Métiers (Cnam), chaire management stratégique

[3] Président CMI, directeur associé practice Santé

[4] Directeur CMI, practices Santé et RH